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« L’argent tombé du ciel »

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Le chaos du monde ne naît pas de l'âme des peuples, des races ou des religions, mais de l'insatiable appétit des puissants. Les humbles veillent.

Par Alastair Crooke − Le 23 mars 2020 − Source Strategic Culture

crooke alastairAlors que les États-Unis et le Royaume-Uni, pour endiguer les infections de la Covid-19, adoptent une approche guerrière, avec des niveaux intrusifs d’intervention dans la vie sociale, ces gouvernements – comme corollaire du confinement – proposent des renflouements massifs. À première vue, cela peut sembler à la fois raisonnable et approprié. Mais attendez … Renflouer quoi, et qui ?

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Eh bien, les marchés financiers bien sûr, mais aussi … à peu près tout : Boeing, l’industrie américaine du pétrole de schiste, les compagnies aériennes, l’industrie touristique et – aux États-Unis – chaque citoyen, en lui envoyant un chèque de $1 000 ou $ 2000, cette semaine – ou, comme cela est envisagé à Washington DC, peut-être un chaque mois. Génial ! C’est Noël.

Les marchés se sont effondrés : 500 milliards de dollars en «liquidité» par ici ; 1 500 milliards par là, et là, et là. Une soupe aux pâtes alphabétiques de facilités de prêt – très bientôt, vous parlerez de «vrai argent». Cette soupe à l’alphabet masque la taille collective des liquidités dont disposent les banques. Et pareil pour les particuliers ? 210 millions d’adultes américains multiplié par $1 000, multiplié par 12 ou 18 mois, est une somme d’argent stupéfiante – plus proche de $4 000 milliards, soit 18% du PIB américain. De même, le chancelier de l’échiquier britannique Rishi Sunak a promis 330 milliards de livres sterling, soit 15% du PIB, pour soutenir l’économie, en plus d’un moratoire de paiement hypothécaire de trois mois et une série d’ajournements d’impôts, il a également promis de faire «tout ce qu’il faudra».

Alors, comment est ce possible ? Comment cet argent est-il soudainement disponible – alors que la crise de 2008 nous a dit à plusieurs reprises que l’austérité devait être la seule réponse ? Et bien, bienvenue dans la «nouvelle orthodoxie» . En fait ce n’est pas nouveau du tout : la France l’a essayé au XVIIIe siècle en «imprimant» des Assignats. Appelez-le « argent tombé du ciel », ou soi-disant «Théorie monétaire moderne» (TMM). Le principe est qu’il est acceptable d’imprimer de l’argent … si les gouvernements n’en ont pas autrement. Le point ici est que « l’argent tombé du ciel », l’argent sorti de rien, représente des unités monétaires vides ne reflétant aucune valeur économique réelle en contrepartie. C’est un changement de paradigme majeur.

C’est l’héritage de 2008. C’était avant tout une crise bancaire : la planche à billets semblait plutôt bien fonctionner alors, aux yeux des élites. La principale raison pour laquelle ces «experts» pensaient que cela a fonctionné dans le sillage de 2008 est que les banques centrales ont pu regonfler les bulles d’actifs financiarisées[Selon l’équation : Enrichissement des élites (stock option,dividendes, bonus) = Solution de la crise – pour eux- NdT]

« Mais ce n’a pas été un succès, c’était un échec », commente le gourou financier Peter Schiff. Ce fut un échec car il en résulta des bulles encore plus grosses, et une dette encore plus importante – ce qui nous a précisément préparés à la crise d’aujourd’hui : car nous entrons dans cette crise sans aucun véritable outil pour faire face au choc de l’offre 1 qui se produit en ce moment.

En 2008, tout le monde pensait que «l’impression» de l’argent serait temporaire – le temps de décrasser les bilans bancaires – et la Fed allait ensuite pouvoir normaliser les taux d’intérêt et réduire son bilan. Eh bien, personne ne va croire cela, cette fois. Non, les dettes vont monter en flèche – et seront des dettes «pour toujours».

Pourtant, pour les décideurs politiques d’aujourd’hui, tout cela semble si raisonnable, si plausible : si la Fed inonde le système financier d’argent, les taux d’intérêt peuvent rester à zéro pour toujours. Qu’est-ce que vous n’aimez pas là-dedans ? Certes, cela correspond à la façon dont Trump a fait sa fortune dans l’immobilier, bâtie sur une dette à faible taux d’intérêt et facile. Les gouvernements peuvent maintenant emprunter pendant cent ans sans intérêt, et les banquiers peuvent prêter comme des fous furieux, car la Fed a abandonné l’obligation pour les banques de conserver des réserves pour garantir leurs prêts, en fait octroyer plus facilement du crédit « imprimé » pour les privilégiés.

external-content.duckduckgoMieux encore, les gouvernements peuvent tout simplement faire apparaître l’argent de nulle part en monétisant leurs dettes, changer le plomb en or, comme des alchimistes. Ils peuvent utiliser ces fonds pour renflouer toutes les entreprises et tous les citoyens affectés par la Covid-19 et devenir des héros. Bienvenue dans la nouvelle «orthodoxie».

Quelle est l’alternative ? Eh bien … voilà le hic. La vision du monde financiarisée et monétariste poursuivie de manière dogmatique au cours des dernières décennies n’a laissé dans la bibliothèque à grimoires qu’une seule recette : plus d’argent, plus de liquidité. Ils ont conduit le monde dans un cul-de-sac monétariste. Ils continueront à faire la même chose, liquidité et renflouements, encore et encore, en espérant – comme disait Einstein – obtenir un résultat différent et meilleur en refaisant le même chose. Mais ça ne marchera pas. Cela ne fonctionnera pas car le problème n’est pas le manque de liquidité. C’est que les entreprises n’ont rien à faire – sous la menace de l’infection. Nous ferions mieux de comprendre les conséquences de cette folie. C’est tout.

Cette fois, la recette de 2008 ne fonctionnera pas. Les États-Unis vont être durement touchés. Et les Américains ne font que se réveiller.

Cette Nouvelle orthodoxie n’est rien de plus qu’une « danse de la pluie » pour maintenir le système hyper-financiarisé occidental à flot. Le récit d’une «mobilisation pour la guerre» est une tentative pour justifier les mesures autoritaires, et le faux cataplasme du renflouement : il n’y a jamais eu «d’argent gratuit» pendant les guerres.

Lors de la crise de 2008-2009, le public était perplexe : le monde financier semblait trop mystérieux pour être pleinement compris. Ce n’est que plus tard que l’on s’est rendu compte que les banques ont été sauvées en «socialisant» leurs erreurs et leurs pertes. C’est-à-dire en les transférant au bilan public, lequel public a été invité à s’attendre à l’austérité, à la réduction des systèmes de santé, des retraites et du bien-être en général, pour payer tous ces renflouements de 2008.

Cette fois, ce ne sont pas les banques, mais les entreprises et leurs dettes «pourries», que les autorités espèrent conserver dans le formol – tout comme les banques auparavant. En termes simples, cela permettra aux entreprises surendettées de s’endetter encore plus – ces prêts étant désormais garantis par le gouvernement fédéral américain – alias le contribuable.

Mais, un public mieux informé admettra-t-il si facilement que Boeing mérite un renflouement de $60 milliards, alors que tout son argent – emprunté – a été dépensé ces dernières années pour racheter ses propres actions, afin de faire monter le cours artificiellement, et verser des dividendes pharaoniques aux actionnaires et dirigeants. On peut soutenir que si l’argent est simplement fabriqué à partir de rien, des coupes d’austérité peuvent ne pas être nécessaires. Mais l’argent de la planche à billet dilue le pouvoir d’achat. C’est-à-dire que ce sont les 60% qui en fin de compte paieront le coût – encore une fois. La nouvelle austérité sera un transfert de richesse, caché derrière la dilution du pouvoir d’achat des peuples.

Comme le note Schiff, l’inflation monétaire « n’est pas seulement le pire des cas, c’est le scénario le plus probable … les lois de l’économie s’appliquent ici tout comme elles l’ont fait dans la République de Weimar en Allemagne en 1923, au Zimbabwe ou au Venezuela. Si nous poursuivons la même politique monétaire et budgétaire qu’eux, nous allons avoir le même résultat monétaire qu’eux, l’hyperinflation ».

Tout cela peut sembler un argument quelque peu saignant pour certains, mais les implications, politiques et géopolitiques, sont énormes. Cette approche économique de temps de guerre – en elle-même – ne va pas apporter de changement radical à notre monde institutionnel néo-libéralisé, ni le réformer. Cette fenêtre a été fermée après 2008. La réalité est qu’aujourd’hui, «toucher» le système pourrait induire une déflation de la dette – une perspective qui terrifie vraiment l’establishment – en plus d’une récession imminente [déja en cours ? NdT] due au choc de l’offre.

Nous sommes piégés par les erreurs [c’est indulgent, cui bono ? NdT ] des banquiers centraux : il n’est pas étonnant que les autorités tentent de créer une atmosphère de guerre afin de dire que l’argent « tombé du ciel » est acceptable, après tout  « C’est la guerre ». Et ils ordonneront probablement bientôt aux militaires de patrouiller dans les rues. [Ça me rappelle l’occupation allemande chez nous, NdT] Dire ce qui est écrit ici sera bientôt considéré comme de la «propagande ennemie».

Une économie enrégimentée de temps de guerre n’aura pas pour effet d’entraîner la société , ou l’économie sur une nouvelle voie, mais plutôt de la replacer sur ses vieux rails. Est-ce que quelqu’un croira que, dans cette nouvelle ère d’économie dirigée, le gouvernement ne canalisera pas les renflouements et les lignes de crédit, vers les élites politiques et leurs alliés ?

Pourtant, tout comme après les sacrifices de deux guerres mondiales, l’humeur du «New Deal» est réapparue parmi le peuple. Il en était de même, dans le sillage de 2008 : il y avait des appels à la réforme d’un système qui enrichissait les 1% les plus riches [RIP : souvenir ému pour le Tea Party †2009, NdT] ; mais au lieu de cela, nous avons gagné l’austérité et un retour aux affaires comme d’habitude. La politique a été délibérément conçue pour soutenir l’ancien système et le faire fonctionner comme avant. Réforme refusée.

Aujourd’hui, les gens se concentrent pleinement sur la gestion de leur vie sous la menace du virus, mais le pendule politique oscille sensiblement – politique soi-disant populiste [mais vraiment populaire, NdT] – contre ce qui est largement perçu comme un «système truqué» politiquement et économiquement.

La question est alors, premièrement, les manœuvres monétaires américaines réussiront-elles ? Parviendront-ils à sauver le système financier «comme il était» ? Eh bien, considérez l’appel pour « l’argent tombé du ciel » : le terme fait référence à de l’argent donné directement aux individus comme si cet argent tombait du ciel sur tout le monde. Mais Schiff souligne que lorsque Milton Friedman, le père de l’économie monétariste, a inventé le terme, il l’a fait en blaguant :

« Il l’utilisait comme exemple de ce qu’il ne fallait pas faire – pourquoi le stimulus monétaire keynésien ne fonctionnait pas. Il a dit que c’était une idée folle et stupide… Parce que laisser tomber l’argent du ciel ne fait rien. C’est juste de l’inflation. Cela fait simplement monter les prix ».

Et, deuxièmement, cette approche – qui de toute façon ne fonctionnera pas, alors que les marchés continuent d’imploser – provoquera-t-elle une opposition plus concertée à l’excès et à l’inégalité financière, sous toutes ses formes ? La demande de réforme du système néolibéral deviendra-t-elle imparable ? Peut-être que «l’esprit communautaire» qui fait souffrir ensemble, face au virus, ne sera pas aussi tolérant envers les dirigeants qui n’ont pas pris les mesures appropriées pour arrêter la propagation de l’infection, en temps opportun ?

Ici, c’est la «guerre» contre la Covid-19, plutôt que l’autre «guerre» pour sauver l’économie, qui jouera un rôle clé dans la formation de l’avenir géopolitique. Assez de gens ont déjà commenté le sentiment national commun généré par le coronavirus. Ici en Italie, les gens se sentent beaucoup plus liés par l’empathie – comme s’ils combattaient un ennemi commun – ce qu’ils font en fait. Nous compatissons tous avec les habitants de la Lombardie et de Bergame. Et les Italiens savent aussi qu’ils sont seuls.

Ce sentiment d’une Europe sauve qui peut chacun pour soi est palpable, et ne se limite pas à ceux qui se trouvent dans l’UE, comme lorsque le président serbe, réagissant amèrement à la nouvelle que l’UE avait imposé une interdiction d’exporter des équipements tels que des masques et des blouses pour protéger les travailleurs médicaux, a déclaré : «La solidarité internationale n’existe pas. La solidarité européenne n’existe pas non plus», diatribe à laquelle la plupart des Italiens auraient répondu « bravo, bien dit !». La seule aide pour l’Italie est venue de Chine.

C’est le retour de l’État-nation. La Covid-19 changera le cours de la politique italienne et déterminera – de manière significative – l’avenir de l’UE. Soyons clairs : les États-Unis et le Royaume-Uni ne peuvent faire des offres de flots de liquidités et de renflouements, que parce qu’ils «fabriquent» l’argent. Ils contrôlent leur propre masse monétaire, leurs déficits et, dans une bien moindre mesure, ont une certaine influence sur les taux d’intérêt. Ce n’est pas le cas des États de l’UE. Et les arguments sur l’égoïsme financier de celle-ci à propos de la crise Covid-19 vont «briser» les institutions et l’unité de l’UE – peut-être jusqu’au point de rupture.

Et cette attitude plus générale de sauve qui peut et de manque d’empathie n’est probablement ressentie nulle part plus profondément qu’en Chine. Même encore plus qu’en l’Italie. La Chine a été dénigrée, en particulier en Amérique, de telle manière que de nombreux Chinois ont senti les relents de racisme. Pepe Escobar a écrit :

«Parmi les innombrables effets géopolitiques bouleversants du coronavirus, il y en a un déjà visiblement évident. La Chine s’est repositionnée. Pour la première fois depuis le début des réformes de Deng Xiaoping en 1978, Pékin considère ouvertement les États-Unis comme une menace, comme l’a déclaré il y a un mois le ministre des Affaires étrangères Wang Yi lors de la Conférence de Munich sur la sécurité lors du pic de la lutte contre le coronavirus.

Pékin est en train de façonner avec soin et progressivement le récit selon lequel, dès le début de l’attaque du coronavirus, les dirigeants savaient qu’il s’agissait d’une attaque de guerre hybride. La terminologie de Xi est un indice majeur. Il a dit, publiquement, que c’était la guerre, et que, comme contre-attaque, une «guerre populaire» devait être lancée. »

L’Europe et l’Amérique seront confrontées à un axe sino-russe très différent dans le sillage du coronavirus. Les gants sont enlevés. Et l’Europe sera la première à en ressentir l’effet : plus de tergiversations avec l’euro. C’est-à-dire, plus de simagrées « un pied dedans, un pied dehors » dans les relations avec la Chine – sur Huawei et la 5G pour ne citer qu’un exemple.

La Russie et la Chine comprennent bien : « l’argent tombé du ciel » et un renflouement sans précédent par la planche à billets, cela change la donne. Pour l’instant, le dollar américain monte en flèche à cause de la demande des États qui voient leur propre monnaie s’effondrer, mais qui ont emprunté en dollars – et qui voient ces prêts en dollars devenir scandaleusement plus chers, jour après jour.

Mais les banques centrales du G7 devront enfin combattre le monstre de l’inflation qui sera déclenché par leurs expériences alchimiques. La confiance dans le dollar diminuera, car de plus en plus de dollars « tomberont du ciel ». Les taux d’intérêt augmenteront et la dette pourrie de l’Ouest deviendra toxique et intenable avec des taux plus élevés.

En un mot, le monde en viendra à voir les États-Unis comme beaucoup moins puissants et compétents que les apparences ne l’ont fait croire. Leurs lacunes apparaîtront au grand jour.

Le temps approche-t-il pour un réaménagement monétaire mondial, alors que le dollar perd de son lustre ? Le président Poutine doit cogiter en ce moment …

Alastair Crooke

Traduit par jj, relu par Kira pour le Saker Francophone

  1. En macroéconomie, la notion de choc de l’offre (ou choc d’offre) est utilisée pour désigner une variation importante et imprévue des conditions de production qui affecte les producteurs. Elle modifie les coûts de production des biens et services et peut se traduire par une variation des prix demandés par les entreprises. On parle aussi de choc de prixSource 

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