« Les gens travaillent généralement trop dur pour être eux-mêmes. Le travail est une malédiction. L’homme a fait de cette malédiction une volupté. Se donner de toutes ses forces uniquement pour le travail, trouver de la joie dans un effort qui ne mène qu’à des réalisations sans intérêt, concevoir que l’on ne peut se réaliser que par un travail incessant, voilà ce qui est révoltant et inintelligible.
Le travail soutenu et incessant rend idiot, trivialise et dépersonnalise. Il déplace le centre de préoccupation et d’intérêt de la zone subjective à une zone objective des choses, sur un plan fade. L’homme ne s’intéresse pas alors à son destin personnel, à son éducation intérieure, à l’intensité de quelque phosphorescence interne et à l’accomplissement d’une présence iridiscente mais aux faits, aux choses.
Le vrai travail, qui serait une activité de transfiguration continue, est devenu une activité d’extériorisation, de sortie du centre de l’être. Il est caractéristique que, dans le monde moderne, le travail désigne une activité exclusivement extérieure. C’est pourquoi, à travers lui, l’homme ne se réalise pas, mais il se réalise. Le fait que chacun doive faire carrière, entrer dans une forme de vie qui ne lui convient presque jamais, est l’expression de cette tendance à l’abêtissement par le travail. Travailler pour vivre, voilà une fatalité plus douloureuse chez l’homme que chez l’animal. »
Emil Cioran, né le 8 avril 1911 à Rasinari, en Roumanie.