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La mort de la liberté d’expression mène au fascisme

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Le chaos du monde ne naît pas de l'âme des peuples, des races ou des religions, mais de l'insatiable appétit des puissants. Les humbles veillent.

 

Par Dmitry Orlov – Le 19 février 2019 – Source Club Orlov

La liberté d’expression est une valeur plutôt importante. Si les gens ne se sentent pas libres d’exprimer leurs pensées, alors tout ce qu’ils peuvent faire, c’est répéter sans cesse ce qui a été dit auparavant, créant une chambre d’écho qu’aucune nouvelle compréhension ne pourra jamais pénétrer. Ce qu’ils répètent peut avoir été un tissu de mensonges dès l’origine, ou peut avoir été vrai ou pertinent à un instant T, mais avec le temps, être devenu désuet et aussi bon qu’un mensonge.

Le mensonge engendre l’ignorance. L’ignorance engendre la peur. La peur engendre la haine. Et la haine engendre la violence. [Citation inspirée d’Averroès … ou de Yoda, NdT] La capacité de dire ce que nous pensons et d’écouter les autres – même ceux que l’on dit être nos ennemis – est ce qui nous sépare des bêtes sauvages. Dépouillons-nous de ce droit et, aussi sûr que la pluie tombe, nous dégénérons en sous-hommes qui s’agrippent au sol, hurlant à la lune et mangeant de la chair humaine crue… ou quelque chose comme ça.

La pratique de la liberté d’expression est un art assez exigeant. Le simple fait de pouvoir émettre des sons intelligibles avec la bouche ou d’appuyer sur le clavier d’une manière qui plaît au correcteur orthographique ne fait pas de vous un praticien expert de la liberté d’expression, pas plus que la capacité de se lever de sa chaise et d’aller aux toilettes ne fait de vous une danseuse de ballet. La liberté d’expression englobe l’expression des faits et des opinions. Les faits ne peuvent pas être faux, ou vous pouvez être accusé de diffamation ou de diffusion de désinformation. L’opinion ne peut être pas incendiaire, ou vous pouvez être accusé de porter atteinte à l’ordre public.

Par mesure de sécurité, la liberté d’expression ne devrait pas contenir d’actes de discours performatif qui visent à modifier l’état du monde. Les appels à l’action, les conseils non sollicités, la coercition, l’intimidation, les menaces, les catégorisations personnelles et autres peuvent tous raisonnablement être interdits sans nuire à l’exercice de la liberté d’expression. La démagogie – tenter de manipuler l’opinion publique en exploitant les désirs, les peurs et les préjugés populaires – est plutôt inutile, quoique dans une certaine mesure inévitable. Certaines formes de liberté d’expression devraient à juste titre être privilégiées par rapport aux autres : les arts littéraires (fiction et non-fiction), la cinématographie, la musique, les arts visuels et les arts de la scène sont en tête de liste ; les slogans politiques criés sur de la musique aux tons porcins devant un public d’ivrognes négligents sont définitivement au bas de la liste.

La qualité de la société est directement proportionnelle à la qualité de l’exercice de la liberté d’expression, et pour assurer une qualité élevée, il faut généralement un certain contrôle de la qualité. Les gouvernements doivent souvent soutenir ce besoin en légiférant contre certaines formes de discours. L’ancienne norme contre les discours incendiaires ou les discours qui peuvent causer une panique – comme crier « Au feu ! » dans un théâtre bondé – est justifiée pour des raisons de sécurité publique. Les nouvelles normes contre le discours haineux et la discrimination sont fondées sur des motifs moins solides. Il s’agit essentiellement d’ordres pour bâillonner des gens renvoyant certaines formes de discours à la clandestinité, ce qui les rend plus difficile à réglementer et plus dangereuses. Il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que l’interdiction du « discours de haine » empêche la haine, pas plus que d’attendre que les haineux puissent être contraints d’exulter leur haine en silence. De même, l’interdiction du discours discriminatoire peut seulement supprimer les expressions manifestes de discrimination, mais pas le comportement lui-même, le rendant plus difficile à combattre, car rien de moins qu’une lobotomie peut empêcher les gens de faire de la discrimination contre ceux qu’ils trouvent désagréables.

Mis à part les filet de sécurité fournis par le gouvernement (qui sont des instruments émoussés et imprécis), la plupart de ce qui garantit une liberté d’expression de haute qualité est la maîtrise de soi et, dans la mesure où elle est nécessaire, l’autocensure. Essentiellement, toute forme négative de liberté d’expression – désinformation, diffamation, démagogie, manipulation, rhétorique incendiaire, etc. – réduit le niveau de respect et de confiance entre l’orateur et le public. Poussé à l’extrême, le concept même de la liberté d’expression devient superflu, car tout le monde manifeste son ignorance tout en exprimant ses opinions sans valeur sans se donner la peine d’écouter les autres, parce que tout le monde est également ignorant et que ses opinions sont également sans valeur et sans signification. La seule chose qui peut empêcher cette régression vers l’inutilité et l’insignifiance est l’application de normes élevées d’adéquation sociale.

Mais comment des normes aussi élevées peuvent-elles persister dans un monde de trolls et de robots logiciels, de faux récits concoctés sans fin, où une pensée à peine plus longue qu’un tweet ne peut tout simplement pas s’exprimer ? Comment les appliquer si le système de valeurs moderne exige la tolérance, la non-discrimination et l’inclusion de tous – y compris des mécréants les plus misérables – en réduisant à zéro le prix de l’admission dans le discours public ? Étonnamment, c’est possible, et cela persiste : certains écrivains trouvent leurs lecteurs et certains interprètes trouvent leur public, d’une manière ou d’une autre. Leur nombre n’est pas énorme, mais comme la qualité est presque toujours inversement proportionnelle à la quantité, leur petit nombre n’a pas tant d’importance.

En fait, ces chiffres sont si faibles qu’il est difficile d’attribuer une quelconque sorte de pouvoir à ceux qui y prêtent attention ou à ceux à qui ils prêtent attention. La fonction propre et essentielle de la liberté d’expression n’est pas de refaire le monde à sa propre image (vous devriez vous considérer chanceux si vous pouvez vous changer un peu vous-même, sans parler de faire une différence dans votre propre famille ou quartier). Sa fonction est de vous garder sain d’esprit et enraciné et de vous empêcher de vous enfoncer face au mensonge, l’ignorance, la peur, la haine et la violence, pour finalement dégénérer en bêtes sauvages qui s’agrippent au sol, hurlent à la lune et se mangent mutuellement….

Les faux récits concoctés à l’infini et exploités à plein volume rendent ce travail difficile. Les récits qui sont conçus pour générer un sentiment de pouvoir mal placé sont peut-être le voile le plus difficile à déchirer. Peu importe combien de fois j’essaie d’expliquer que les États-Unis ne sont pas une démocratie et que peu importe qui est président, ces faits semblent rebondir sur la tête des gens. Quand j’essaie d’expliquer certains faits sur la technologie – par exemple, que l’énergie éolienne et solaire ne fonctionne malheureusement pas et que les pays qui les utilisent se préparent à une catastrophe économique, mais que, malgré tous les dangers qu’elle présente, l’énergie nucléaire semble avoir un avenir très important (mais seulement dans certains pays) – en réponse, on demande si je suis « pour » ou contre l’énergie nucléaire.

Quelle question ridicule ! C’est comme si vous demandiez à votre chasse d’eau ce qu’elle pense du traitement des eaux usées ou à votre chaise de bureau si elle est en faveur d’un mode de vie sédentaire. Tout comme la chaise de bureau et les toilettes, vous et moi, en ce qui concerne l’énergie nucléaire, ne sommes pas des sujets mais des objets. Si vous lisez ces lignes, vous êtes en faveur de l’énergie nucléaire, parce que si les réacteurs nucléaires étaient éteints, votre écran serait vide et vous seriez assis dans l’obscurité avec le chauffage ou la climatisation qui ne fonctionne pas. Mais c’est un faux choix, tout simplement parce qu’il n’est pas offert, pas plus qu’une chaise de bureau ou des toilettes ne peuvent décider si elles veulentt être un siège ou non.

Et maintenant, il y a une autre évolution qui rend l’exercice de la liberté d’expression encore plus difficile : le phénomène de « déplatformage ». Diverses entreprises, dont Twitter, Facebook, PayPal, Patreon et diverses autres, ont pris l’initiative de devenir des arbitres de la liberté d’expression et ils interprètent le premier amendement à leur guise. Leur vanité est que leur base d’utilisateurs forme une « communauté » à laquelle ils ont le droit d’imposer des « normes communautaires ». En fait, il s’agit d’entreprises privées à but lucratif et leurs clients sont des particuliers ou d’autres entreprises, et non des collectivités. Ils peuvent essayer de prétendre qu’ils sont des éditeurs et que les éditeurs ont le droit de maintenir une politique éditoriale, mais il existe un fossé infranchissable entre le processus éditorial et le simple fait de taper un texte et de cliquer sur « publier ». En fait, ce qu’ils tentent de faire est peut-être mieux décrit comme de la censure de « justiciers auto-proclamés ». Tout au plus, ils ont le droit de dénoncer leurs utilisateurs pour qu’ils soient poursuivis s’il y a des raisons de croire qu’ils ont enfreint des lois spécifiques.

J’ai pris conscience de cette nouvelle menace « déplatformante » il y a quelques mois, lorsque certains de mes lecteurs ont commencé à abandonner Patreon après avoir vu certaines personnes se faire « déplatformer ». Avant cela, mon lectorat sur Patreon avait bien augmenté, mais la croissance a ensuite stagné. Je ne saurai jamais – et je m’en fiche – ce qui a motivé ces décisions, car je ne les considère pas comme légitimes. Les commentaires d’adieu typiques de mes lecteurs étaient :

  • « Vous avez dépassé les bornes avec la censure et je ne peux pas soutenir cette entreprise. »
  • « Je crois en la liberté d’expression. La censure n’est pas une vertu. Honte à vous. »
  • « Patreon ne devrait pas être un arbitre moral. Vous êtes censé être une plate-forme de paiement. »
  • « On ne peut pas faire confiance à ce site pour soutenir la liberté d’expression. »

Bref, la censure de Patreon, qu’il appelait sournoisement « normes communautaires », me coûtait de l’argent, et je me suis donc plaint :

Votre politique éditoriale me coûte de l’argent. Puisque Patreon n’est qu’une plate-forme de financement de blogs, je ne comprends pas pourquoi vous devriez même avoir une politique éditoriale. Si vous constatez que vos clients violent les lois de l’État ou fédérales, vous devriez les faire traduire en justice ; sinon, je ne comprends honnêtement pas ce qui vous donne la raison ou le droit, ou la compétence légale, d’agir comme des interprètes du Premier amendement.

La réponse que j’ai reçue était plutôt laconique : « …nous ne divulguons aucun détail concernant les suppressions de pages de créateurs… ». Premièrement, ce n’est pas une réponse à ma question. Deuxièmement, il fait preuve d’un degré remarquable de mépris pour toute forme d’équité. Des tribunaux secrets qui aboutissent à des « renvois », qui sont fondés sur des règles vagues, privées, arbitraires, qui refusent de divulguer le fondement de leurs décisions, qui causent des pertes financières mais refusent de les reconnaître ou de les compenser… Cela ne semble-t-il pas un peu fasciste ?

J’ai donc créé un compte SubscribeStar où je publie les mêmes documents que sur Patreon, et vers lequel mes lecteurs migrent progressivement. SubscribeStar n’est pas aussi riche en fonctionnalités que Patreon (pas encore) et il a été banni par PayPal (ce n’est pas une grosse perte ; mes lecteurs semblent détester PayPal) mais il a l’avantage d’être honnête : c’est simplement une plate-forme de financement de blogs.

Entre-temps, le « déplatformage » n’a fait qu’empirer. Plus récemment, CNN a diffusé une dénonciation publique de RT (qu’elle accuse d’être russe), et sur la base de cette dénonciation Facebook a jugé bon d’interdire RT de Soapbox, Waste-Ed, Backthen ainsi que de fermer un projet personnel « In The Now » de la  journaliste américaine Anissa Naouai (car elle travaille pour RT). Il s’agissait de projets qui comptaient des millions d’abonnés et des milliards de visionnages. La dénonciation de CNN était formulée ainsi : ces projets influencent la jeunesse américaine ! Ces maudits Russes reviennent à la charge, contaminant « nos précieux fluides corporels » !

Tout cela n’a rien à voir avec la Russie, ni avec le gouvernement russe, ni avec Poutine personnellement. RT est financée par son gouvernement, mais la BBC l’est aussi (qui, comme on l’admet maintenant, a menti au sujet des fausses attaques chimiques dans la Douma syrienne qui a poussé Trump à lancer une volée de missiles de croisière sur la Syrie, dont la plupart, heureusement, ont été abattus par la Syrie. Mais alors que les Britanniques peuvent mentir comme ils le souhaitent (et provoquer des crimes de guerre en conséquence), les Russes ne sont pas autorisés à dire quoi que ce soit, car ils sont russes.

Pour comprendre la raison de cette montée de russophobie, il est important de comprendre que cela n’a rien à voir avec le fait de « contenir la Russie » ou quoi que ce soit de ce genre (ce projet a déjà échoué). Au lieu de cela, la russophobie répond parfaitement aux besoins politiques internes des États-Unis et d’autres pays occidentaux. Deux tendances – la suppression progressive de la liberté d’expression et la déshumanisation progressive de la Russie – vont de pair. La liberté d’expression peut être supprimée à cause des « trolls russes » et les résultats des élections peuvent être réorganisés manuellement si nécessaire à cause de « l’ingérence russe ».

Qu’est-ce qui rend de telles mesures nécessaires ? L’Occident connaît toute une série de crises qui commencent à former le schéma classique défini par Lénine comme une situation révolutionnaire : les élites ne peuvent plus gouverner comme avant alors que leurs sujets ne peuvent plus vivre comme avant. L’establishment occidental (principalement sa composante dite de l’État Profond) est contraint de faire face à ce problème. Comment préserver son pouvoir et garder le contrôle, sans changer de cap ni même changer ses figures de proue profondément impopulaires face au public ? Il a décidé de faire face à cette crise en supprimant la volonté publique. Comme cette répression est incompatible avec le maintien de la fiction de la gouvernance démocratique, la démocratie doit disparaître. C’est là que les Russes sont utiles : si les électeurs ne votent pas comme prévu, alors une élection entière peut être annulée à cause de « l’ingérence russe ». Les « trolls russes » et les « fausses nouvelles » russes sont également utiles : ils offrent une excuse pour supprimer la liberté d’expression.

Avoir un ennemi fantôme est très utile. Premièrement, il n’y a rien de tel que la peur d’un ennemi extérieur pour forcer les gens à se rallier autour de leurs élites dirigeantes. Deuxièmement, puisque l’ennemi est un fantôme, il n’y a aucun danger de défaite dans une guerre réelle. Mais il y a un autre danger : en vilipendant cet ennemi fantôme, les Russes, en tant qu’ethnie sont progressivement déshumanisés. Et le problème, c’est que déshumaniser l’ennemi entraîne toujours la dégénérescence, non pas de l’ennemi, mais des déshumanisateurs eux-mêmes. Inévitablement, ce sont les déshumanisateurs qui finissent par courir à quatre pattes, hurler à la lune et cuisiner leur congénères. Le mensonge engendre l’ignorance ; l’ignorance engendre la peur ; la peur engendre la haine ; la haine engendre la violence. À un moment donné, un crime horrible sera commis contre les Russes, qui baptisera de sang russe à la fois les élites occidentales et leurs Untermenschen, les liant ainsi par des liens de complicité criminelle. (Ce scénario a déjà été testé dans l’Est de l’Ukraine.)

Sous nos yeux, les élites financières occidentales les plus réactionnaires, les plus chauvines et les plus meurtrières transforment la « démocratie » occidentale en une dictature terroriste modèle. Mais il est très difficile de voir ce qu’elles peuvent espérer réaliser autrement que par la destruction physique de leur propre population – si cela peut être considéré comme une réalisation. Peut-être qu’elles parviendront à réaliser cette destruction sans même que leur propre population ne s’en rende compte, perdue dans un monde d’illusions faites de faux récits qui leur sont lancés sans cesse à plein tube. Nous devrions nous sentir chanceux que quelques voix soient encore capables de percer la camisole de force, même si nous ne savons pas pour combien de temps encore. En attendant, regardez autour de vous. Voilà à quoi ressemble le fascisme.

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

 

Note du Saker Francophone

Puisqu'on parle du fascisme et que c'est devenu une insulte à la mode, vous pouvez revenir au source de ce mouvement politique italien en écoutant la note de lecture sur "La doctrine du fascisme (Benito Mussolini)".

Traduit par Hervé, relu par Catherine pour le Saker Francophone

 

 

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